À la pointe de l’Anse-Saint-Jean, il fut une époque pas si lointaine où toutes les maisons étaient occupées par des navigateurs. Des Fortin, des Bernier, des Lavoie, des St-Pierre, des Boudreault. À l’époque il n’y avait pas de route, même pour monter à Québec, on prenait la goélette et on revenait la semaine d’après par le bateau, c’était le temps des voitures d’eau !
André Boudreault est né en avril 1940, au même moment que la vie des goélettes reprend. Ce fils de Louis-Henri Boudreault et d’Yvette Hébert a passé 4 saisons sur les goélettes, une expérience qui a inspiré toute sa vie.
« Enfant, j’entendais juste ça, des histoires de bateaux! Le Gîte du Capitaine, c’était la maison de mon grand-père Hylas Boudreault, c’est là que j’ai grandi. Il y avait Antonio, le frère de mon père, un fameux capitaine. Il était le propriétaire de la Jeanne A. B, la dernière goélette construite à L’Anse. Ernest Boudreault, un des frères de mon grand-père, lui il construisait des goélettes, comme Conrad son père. Mon grand-père Hylas est parti très jeune sur les bateaux, il est même allé dans le Grand Nord. Un de ses premiers bateaux, il avait des voiles, avec son moteur auxiliaire pour quand il n’y avait pas de vent. »
Du haut de ses 82 ans, André Boudreault, le regard pétillant de vie et la mémoire vivace comme une goélette sur le Saint-Laurent, semble revivre chacune des histoires qu’il me raconte.
« Mon père Louis-Henri a de son côté navigué 22 ans sur le H.A. B. avant de changer de métier, parce que notre mère voulait vivre une vie de famille. »
Avec la navigation dans les veines, c’est tout naturellement qu’André, dès l’âge de 16 ans, embarque pour sa première saison sur le Jeanne A.B.
« Quand tu rentres, en premier c’est toi qui va faire la bouffe pour les autres ! Tu fais n’importe quoi, mais c’est comme ça que t’apprends, en regardant les plus vieux faire. La 2e année, j’étais au moteur et à la bouffe. Et après ça, les deux dernières années, j’étais en haut, à la timonerie, je faisais de la roue.»
Dès le printemps, la saison commençait avec la préparation de la goélette. « On partait au début d’avril. Le bateau, il hivernait toujours dans la cale sèche* à Tadoussac. Au printemps, on allait mettre la goélette flambette, préparer les moteurs, la peinture extérieure, faire le grand ménage partout. Quand on peinturait, je me rappelle qu’on avait des grosses mitaines, et quand on l’avait fait une demi-heure, fallait rentrer à l’intérieur, chauffer notre peinture, pis on y retournait ! Quand la goélette sortait de la cale sèche, tout était correct pour la saison. On avait une belle goélette neuve, c’était plaisant. »
La première année, la Jeanne A.B. qui venait tout juste d’être construite, desservait la Côte Nord à partir de Sept-Îles, aller jusqu’à Natashquan ! Il y avait des villages qui n’avaient pas de quai, alors la goélette restait à l’ancre et de petites barques faisaient le transport de denrées alimentaires et de barils de pétrole entre le bateau et la terre ferme. « Ça nous prenait 20, 22 jours pour faire la tournée ! Le capitaine, c’était mon oncle Antonio. Le capitaine, c’est aussi celui qui payait pour la construction de la goélette. »
Un chantier de deux ans !
Sur le chantier de la Jeanne A.B., André s’occupait de chauffer le bois à la vapeur pour le plier. Du bois de 20 à 28 pieds de longueur, des 4X8, des 4×10. Pour plier ces gros madriers, il y avait des serre-joints, et des bridoles pour les attacher avant de les clouer. À peine sorti de la chaufferie à vapeur, il fallait vite poser le morceau avant qu’il ne sèche. Ce bois-là servait à faire la bordée, l’extérieur de la coque. Le fond du bateau était plat, d’un maximum de 15 à 16 pieds de largeur. Des bateaux sans quille conçus pour aller à l’échouage, à marée basse. Le fond lui avait 30 pouces d’épais en BC Fir (sapin de Douglas) et en merisier 10X12 à la largeur du bateau. Le mât, c’était du 14 pouces carrés sur 65 pieds de long, toujours construit avec la tête de l’arbre. Pourquoi ? Parce que la tête avec tous ses nœuds est bien plus difficile à casser !
La navigation sur le Saint-Laurent
«J’ai pas vécu tellement de peur sur le fleuve, la goélette était tellement neuve, on était en confiance et on respectait les courants, les marées, on connaissait les battures et les phares. À partir de L’Anse-St-Jean, on partait tout le temps à la fin de la marée descendante pour arriver à Tadoussac, juste avant la poussée de la marée montante! Ça nous permettait de sauter l’Isle aux Coudres. Des fois, le moteur tournait, tournait, mais ça avançait pas, alors on arrêtait à St Joseph de la Rive, et on attendait l’autre marée. »
L’ouragan Donna
Une fois, la Jeanne A.B. est allée à Rivière à la Marthe, pas loin de Mont Louis en Gaspésie. André était à son bord : « On a fini de charger le bois de construction, il devait être 11h du soir. On travaillait quasiment jour et nuit dans ce temps-là. La radio nous annonçait un ouragan, mais en s’informant aux pêcheurs, ils nous apprennent que souvent ils annoncent des ouragans mais qu’il n’y a presque rien ! Fait que là, on part pareil pour Montréal. Le fleuve était calme en huile au départ vers minuit. À 2, 3 milles au large, un vent frais arrive, à 2h dans la nuit, on perdait du bois. Quand le bois tombe à l’eau d’un côté, ben l’autre côté est plus lourd… et comme ça le pont s’est presque tout vidé au milieu des vagues de 14 pieds. J’étais à la timonerie et je regardais la vague en haut, alors que j’étais déjà à 10, 12 pieds au-dessus de l’eau, la goélette était comme une mitaine sur l’eau, quand la vague arrivait, on se soulevait. Mais j’avais confiance, j’ai jamais eu peur, ni l’équipage d’ailleurs. Il faut tellement être là tout le temps sur un bateau ! 24h par jour, même si tu es dans ta couchette, tu dors, quand on t’appelle, c’est pas dans 15 minutes, c’est tout de suite ! Faut que tu te lèves, que tu répondes vite et cette discipline qu’il y a dans la marine, c’est encore comme ça, personne s’obstine ! Il n’y a qu’un commandant sur le bateau. »
Le mois d’août, c’est le mois de la brume !
En août, il fait souvent chaud dans le jour et froid le matin, excellente combinaison pour créer des nappes de brouillard. « Dans ce temps-là, on marche avec les cornes, on vient qu’on sait lequel c’est Cap au Saumon ou Cap aux Oies. On sait qu’on est en face de tel phare, mais les distances ne sont pas toujours faciles à évaluer, alors le capitaine modère la vitesse du bateau et comme on n’a pas de sonar, alors on se sert d’un plomb de sonde au bout d’une corde. Le bateau est en marche, on tire le plomb en avant et quand la corde est à la verticale, on calcule le nombre de brasses de profondeur, et on dit au capitaine 7 brasses d’eau. Quand c’est trop à risque pour les récifs, les battures, on s’organise pour s’ancrer dans une place sécuritaire. On surveille les criards, les bateaux, les phares, et nous autres aussi, on signifie notre présence. »
Le service des signaux
Dans le journal de la province de Québec, il y avait ce que l’on appelait à l’époque le service des signaux. Telle goélette est passée à Pointe-aux-Pères à telle heure en direction vers Québec. Les épouses, les frères et sœurs savaient ainsi où étaient leurs proches.
La Providence I de L’Anse-Saint-Jean part avec cinq jeunes membres d’équipage à son bord, chercher du charbon à l’île du Prince Édouard. Sur le retour, ils frappent une tempête du côté est de l’Île d’Anticosti. La cale s’est emplie d’eau très rapidement, la pompe de cale qui peut sortir un seau à chaque coup de pompe s’est bloquée à cause du charbon ! Disparue corps et biens annonçait le service des signaux ! Mais l’équipage a finalement dérivé en chaloupe jusqu’à Gaspé où un soir de la fin de novembre, ils ont été recueillis. Quand les 5 jeunes navigateurs sont arrivés à L’Anse St Jean, c’était le 24 décembre 1893. Dans l’église, pour la messe de minuit, les paroissiens ont cru voir des apparitions.
Des histoires à plus finir, chaque journée passée en mer qui semble être une aventure, le regard d’André Boudreault s’en va au gré de ses souvenirs retrouver le fleuve à hauteur des battures de Manicouagan, des récifs de l’île aux Œufs, des troupeaux de bélugas qu’on pouvait croiser jusque dans la Baie des Ha! Ha!
« Autant c’est physique prendre la mer, autant ça peut devenir spirituel. Quand tu navigues sur le fleuve, pas à Québec, à Québec c’est pas large, mais passé Tadoussac en bas, dans le sillage de la lune, quand il fait clair de lune, la nuit, de naviguer en douceur, c’est spirituel ! Devant cette beauté-là, autant on se sent tout petit dans cette immensité là, mais de vivre ça, de le vivre … on en devient grand ! On est petit et grand en même temps ! »
*Cale sèche : on profite des grandes marées de l’automne pour entrer les bateaux dans la cale. Puis on ferme les portes, et quand la mer descend elle ne peut plus remonter ! Les voiliers de la marina passent encore actuellement l’hiver à la cale sèche de Tadoussac.