La présence contemporaine de la communauté innue de Masteuiatsh, sur le bord du lac Saint-Jean, nous rappelle constamment que l’histoire régionale ne peut s’écrire sans tenir compte de l’apport des groupes autochtones. Bien avant la création du Domaine du roi, qui devait changer à tout jamais la face du Royaume dès la seconde moitié du XVIIe siècle, et même encore à l’aube du jour où les barrières commerciales des Postes du Roi cédèrent à la vague de colonisation agroforestière, au mitan du XIXe siècle, les amérindiens sillonnaient largement ce vaste territoire, canotaient régulièrement sur les eaux dangereuses du Saguenay et bivouaquaient au besoin dans les anses du fjord. Quelles traces ont-ils laissées de leur présence dans le Bas-Saguenay ? Quels témoignages l’histoire a-t-elle retenus de leur occupation du territoire ? Comment cet état des faits d’un passé pas si lointain rebondit-il de nos jours dans l’actualité régionale, à la lumière des négociations concernant l’Approche commune qui a fait tant couler d’encre et qui a si fortement émue la population locale ?
Témoignages des premiers explorateurs européens
On peut remonter aussi loin que Jacques Cartier pour documenter la présence autochtone dans le Bas-Saguenay. C’est en effet lors de son deuxième voyage en Amérique que Cartier nota sur son journal, le 1er septembre 1535, avoir rencontré à l’embouchure du Saguenay des autochtones venus d’en amont sur le Saint-Laurent, dans quatre embarcations, pour y pratiquer la « pescherie de loups marins et autres poissons ». Ces amérindiens, de la famille iroquoienne, que Cartier appela Canadiens parce qu’ils venaient de Canada (c’est-à-dire de la région de Québec), remontaient-ils loin sur le Saguenay ? Les données archéologiques confirment la présence des Iroquiens sur les rives du Saguenay ; il serait toutefois très hasardeux de conclure que ces données témoignent de la présence des Canadiens. Les Iroquoiens, qui occupaient alors un territoire assez étendu, ne composaient pas un unique groupe homogène : ceux d’Hochelaga (Montréal) différaient de ceux de Stadaconé (Québec), et ces derniers n’étaient pas forcément de la même communauté que ceux du fjord, comme en témoignait Cartier en notant que ceux rencontrés à Hochelaga n’étaient pas ambulatoires comme ceux de Canada et ceux du Saguenay.
Bien que les données historiques manquent pour éclairer ce qui se joua sur les rives du Saint-Laurent entre les voyages de Cartier et ceux de Samuel de Champlain, plus d’un demi-siècle plus tard, il est toutefois certain que les Canadiens de Cartier avaient alors cessé de fréquenter le territoire. Au début du xviie siècle, ce furent des Montagnez (baptisés ainsi par les pêcheurs basques qui fréquentaient les rives du fleuve depuis quelques décennies) que rencontra Champlain à l’embouchure du Saguenay, alors que ces derniers s’apprêtaient à festoyer sur la pointe de l’actuelle Baie-Sainte-Catherine. De bonne foi, ces Montagnez, qui avaient pour lors comme chef un dénommé Anadabijou, acquiescèrent au désir de Champlain de mieux connaître le continent et le conduisirent en amont sur le fjord jusqu’aux environs de Tableau. On peut dès lors avancer que l’actuel Bas-Saguenay constituait, au tournant du xviie siècle, le territoire sur lequel nomadisait la bande regroupée derrière ce chef amérindien, lequel occupe une place privilégiée dans notre histoire régionale. Comme le rapporta Champlain dans ses relations de voyage, la bande d’Anadabijou jouait alors le rôle d’intermédiaires commerciaux entre les Européens qui venaient faire la traite à Tadoussac et les différentes bandes autochtones nomadisant en Piékouagamie, parmi lesquelles se rencontraient les Kakouchak, au sud du lac Saint-Jean sur les rives de la rivière Métabetchouan, les Mikouachak, à l’ouest du lac sur les rives de l’Ashuapmushuan, et les Mouchaoua-Ouastiriniouek, vers le nord sur la rivière Mistassini.
Témoignages des premiers missionnaires français
Les missionnaires qui s’amenèrent à la suite de Champlain témoignèrent à leur façon de cette présence autochtone. Dès son arrivée en 1632, le père Paul Le Jeune s’inquiéta du salut des autochtones nomades rencontrés à Tadoussac et le long de l’actuelle côte charlevoisienne. Tant pour l’apprentissage de leur langue que pour la connaissance de leur mode de vie, il se décida à hiverner avec un groupe d’entre eux. N’eût été de l’assurance que la chasse ne serait pas bonne, cet hiver-là, du côté du Bas-Saguenay et dans les forêts de l’arrière-pays charlevoisien, c’eût été là et non dans les forêts du Bas-du-Fleuve que le père Le Jeune aurait passé l’hiver 1634-1635. Cette anecdote confirme à nouveau qu’à cette époque les Montagnez fréquentaient le territoire du Bas-Saguenay. Toutefois, une décennie plus tard, les maladies contagieuses et mortelles propagées par les Européens décimèrent les membres du groupe d’Anadabijou et, dès le mitan du xviie siècle, des membres d’autres communautés autochtones commencèrent à fréquenter le Bas-Saguenay : quelques-uns, provenant de la Piékouagamie, descendirent le Saguenay ; plusieurs de ceux qui nomadisaient jusqu’alors dans les forêts sur la rive nord du Saguenay ou dans les terres en aval de Tadoussac franchirent le fjord et rejoignirent le Bas-Saguenay ; d’autres, qui chassaient traditionnellement dans les forêts du Bas-du-Fleuve, choisirent de traverser le fleuve pour se rapprocher des missionnaires qui accentuaient leur présence sur les rives du Saguenay ; enfin, un grand nombre de ceux qui s’étaient dans un premier temps réfugiés à Sillery, à la mission des jésuites, quittèrent les environs de Québec pour gagner les forêts bordant les rives du Saguenay.
Ces nouvelles familles, qui provenaient des quatre coins de la Nouvelle-France, s’allièrent aux survivants du groupe d’Anadabijou et continuèrent à alimenter le commerce des fourrures qui animait les rives du Saguenay depuis près d’un siècle. En octobre 1650, les chasseurs membres de ces nouvelles familles n’eurent pas à se rendre à Tadoussac pour faire la traite, trois jeunes marchands de Québec se rendirent dans le Bas-Saguenay pour échanger leurs pelleteries. Au cours des années suivantes, cette nouvelle communauté autochtone accueillit régulièrement un missionnaire désireux de poursuivre l’œuvre évangélisatrice durant les longs mois d’hiver. Bien qu’il soit difficile d’identifier le lieu, il est hautement probable que ce fut avec certaines de ces familles, nomadisant alors sur la rive sud du Saguenay, que le père Charles Albanel vécut ses premiers hivernements au mitan du xviie siècle. De façon certaine, on sait que son confrère, le père François de Crespieul, qui était en route au début du mois de novembre 1671 avec un groupe d’autochtones pour passer l’hiver dans les forêts de la rive sud du Saguenay, fut contraint, par les vents et les orages, de faire une halte de quatre jours à Rivière-Éternité. Ce ne fut que le 11 novembre qu’il atteignit sa destination dans la région de l’actuelle baie des Ha! Ha!, qu’il décrivit comme « une grande baie […] couronnée de trente grandes montagnes qui l’environnaient de toutes parts ». Débarqué dans la baie des Ha! Ha!, le père passa une bonne partie de l’hiver à se déplacer dans les montagnes du Bas-Saguenay avec ses hôtes, pérégrinations qui le conduisirent, au printemps, « à un lac qui porte le nom de la Croix, parce qu’il en forme très parfaitement la figure », description qui correspondrait assez bien à l’actuel lac Otis.
Témoignages de la cartographie ancienne
C’est le père Pierre Laure, un des successeurs des pères Albanel et Crespieul, qui a le mieux ancré dans l’histoire la présence autochtone dans le Bas-Saguenay. Il a entre autres tracé, entre 1731 et 1733, une série de cartes fort détaillées du Domaine du roi, qui s’avèrent depuis plusieurs décennies une source incontournable non seulement pour l’histoire régionale mais également pour une première approche de l’histoire autochtone. Dans la même foulée et à la même époque, il a aussi produit un croquis relativement précis du cours du Saguenay qui a servi de base à la production plus scientifique de la Carte du cours de la rivière du Saguenay appelée par les Sauvages Pitchitaouichetz publiée par le cartographe parisien Nicolas Bellin, en 1744. Sur ces différentes productions cartographiques se lisent de nombreux toponymes et hydronymes qui témoignent, à leur façon, du passé autochtone du Bas-Saguenay.
Ainsi, le père Laure nous apprend qu’avant l’ouverture du Saguenay à la colonisation agroforestière la rivière Ha! Ha!, qui arrose la municipalité de Ferland-et-Boilleau, était désignée par les autochtones par son appellation montagnaise Ouabouchkagamau, que l’on pourrait vraisemblablement traduire librement par rivière du « lac aux lièvres ». Que la rivière qui se jette dans l’anse de Brise-Culotte, en amont de l’anse Saint-Étienne, s’appelait alors Outapimiskou, en référence à une « espèce de cabane à castor » qui se trouvait au haut du rocher surplombant la rivière et que les voyageurs appelaient la « Couché du castor ». Que la rivière baptisée Trinité par les jésuites, qui correspondrait à l’actuelle rivière Éternité, était appelée, en montagnais, Heregachitgs. Le père Laure signalait également que le lac Brébeuf, situé à l’intérieur des terres et sur le tracé d’un chemin qui, entre deux chaînes de montagnes, conduisait au lac Saint-Charles, était appelé par les autochtones Oüabapimiskagamou, expression qui traduisait bien cette réalité car elle semble se traduire par « lac sur lequel naviguaient les Blancs ». Sur sa carte de 1744, Bellin reprenait ces hydronymes et en ajoutait quelques-uns. Par exemple, il identifiait une seconde rivière se déversant dans la baie des Ha! Ha!, à l’ouest de la précédente, qu’il appelait Ouaskaouachaouipiou (actuelle rivière à Mars). Vis-à-vis l’embouchure de la rivière Sainte-Marguerite et quelque peu en aval de l’embouchure de la rivière Saint-Marguerite, il esquissait le cours de l’actuelle rivière Saint-Athanase qui se déverse dans l’anse au Cheval et la désignait rivière Regateouakaou. En aval de l’anse Saint-Étienne, il signalait le cours de la rivière Gouabahigan, qui pourrait correspondre à l’actuelle rivière des Petites-Îles. Voilà donc autant d’hydronymes en usage chez les voyageurs du xviiie siècle, qui attestent que les amérindiens avaient durablement laissé leurs empreintes sur le territoire du Bas-Saguenay et que celles-ci étaient encore bien présentes au milieu du xviiie siècle.
D’ailleurs, l’explorateur Louis Aubert de La Chesnaye, qui arpenta le cours du Saguenay à l’époque du père Laure, nota dans son journal que les autochtones du Bas-Saguenay pratiquaient la chasse au castor « dans la rivière de l’anse Saint-Jean » ainsi que dans « la rivière du Castor noir » qui se décharge dans le Saguenay à la hauteur de l’île Saint-Louis (actuel ruisseau de l’Anse-de-l’île).
Témoignages des premiers arpenteurs
Lorsque les autorités gouvernementales canadiennes optèrent pour l’ouverture du Saguenay à la colonisation, elles voulurent mieux connaître les voies terrestres de pénétration de cet immense territoire. Les officiers mandatés pour inspecter le territoire entre la région de Charlevoix et Chicoutimi eurent alors l’occasion de croiser des autochtones chassant sur ces terres. Par exemple, en 1835, l’arpenteur William Davies dépista un groupe de Malécites qui fréquentaient les lieux depuis un bon moment déjà et qui lui avouèrent venir « tous les ans clandestinement sur le territoire de la Compagnie de la Baie d’Hudson pour faire la chasse aux castors ». Ils informèrent par ailleurs Davies que la piste qu’il avait résolu de suivre via Saint-Urbain, « était la seule où l’on pût ouvrir un chemin » entre Baie-Saint-Paul et le Saguenay, « qu’ils en avaient cherché une autre pendant plusieurs années derrière La Malbaie et les Éboulements » mais leurs tentatives avaient été vaines. Davies rapportait également avoir rencontré dans ces mêmes parages des Hurons de Lorette qui se préparaient à partir, comme à leur habitude, pour aller chasser vers le lac Saint-Jean ; du coup, ceux-ci lui confirmèrent les informations obtenues des Malécites. L’un de ces Hurons aurait même témoigné avoir cherché durant des semaines entières un autre passage, mais sans succès. Près d’une décennie après Davies, l’arpenteur Jean-Baptiste Duberger s’aventura à son tour dans l’arrière-pays du Bas-Saguenay et ce fut grâce à un Malécite qu’il retrouva le sentier reliant La Malbaie et l’anse Saint-Jean. De ces témoignages glanés dans les rapports d’arpenteurs, il appert que Malécites et Hurons pratiquaient alors des activités de chasse et de pêche dans les forêts du Bas-Saguenay.
Retracer l’histoire pour comprendre l’actualité
Les faits et événements retracés ci-devant se retrouvent actuellement au cœur des débats qui agitent les communautés autochtones qui avoisinent le Bas-Saguenay. Dans le cadre des négociations entreprises par les gouvernements du Québec et du Canada avec les communautés innues, il devient impératif de déterminer le statut du Bas-Saguenay et de la région de Charlevoix, car ces territoires font désormais la convoitise de plusieurs intervenants. D’abord les communautés innues elles-mêmes – soit celles de Masteuiatsh, celle de Pessamit et celle d’Essipit – ne s’entendent pas entre elles. L’une et l’autre revendiquent un nitassinan, c’est-à-dire un territoire bien à elles, qui, parfois, se chevauchent les uns les autres. Mais cela n’est rien à comparer aux négociations qui entourent le statut du Bas-Saguenay, qui est revendiqué comme le territoire ancestral de ces trois Premières Nations innues. Et c’est sans compter que les Hurons de Lorette se sont invités depuis quelques années dans le débat en réclamant pour eux ce même territoire. À quel groupe les gouvernements de Québec et du Canada accorderont-ils un droit de gestion particulier sur le territoire du Bas-Saguenay, en ce qui a trait à l’environnement et aux ressources naturelles, entre autres ? Quand et comment la population des villages du Bas-Saguenay sera-t-elle mise au courant des résultats de ces négociations et de leur impact sur la gestion de leurs municipalités respectives ? Comment ces ententes et ces nouvelles règles viendront-elles modifier la pratique de la chasse et de la pêche, par exemple, pour les amateurs locaux de ces activités sportives et récréatives ? Faudra-t-il attendre la signature du traité pour en saisir toute la portée ? Comme le pose le philosophe John Rawls, sommes-nous face à un « voile d’ignorance » devenu nécessaire pour faire appliquer plus rapidement la justice et pour exercer plus facilement la gouvernance ?