Dialogue entre deux artistes d’ici sur le rôle de l’oralité dans la création de sens
Marie-Andrée Gill est une auteure originaire de Mashteuiatsh qui a publié deux recueils de poésie, Béante et Frayer. Elle réside à L’Anse-Saint-Jean et prépare en ce moment un livre d’artistes qui a pour titre Au village.
Henri Normand est un cinéaste indépendant qui tourne actuellement son deuxième film intitulé Les artisans de la mémoire, un documentaire portant sur le rôle de la culture dans le processus de revitalisation du village de Petit-Saguenay. Il travaille également sur un livre-CD avec le conteur saguenois Élias Côté intitulé Ce qui coule dans nos veines.
Marie-Andrée : Ce qui fait qu’une langue est vivante, c’est qu’on la laisse s’adapter à son environnement, c’est qu’on est fier et content de répéter les expressions de nos grands-mères pis de nos grands-pères, et aussi qu’on en invente des nouvelles, qu’on en mixe deux en même temps comme le ministre Sam Hamad l’a fait l’année passée avec son mémorable call du parlement : « Faut pas avoir inventé la roue à trois boutons ». Moi des phrases de même, écoute, je trouve ça parfait.
C’est ça une langue vivante. Qui se déplie dans tous les sens sans complexe. Qui s’imagine, s’invente et se réinvente et surtout, qui explique le réel par des images toujours fortes et poétiques. Tsé ici quand j’entends « Lui c’t’une vraie queue de veau » pour dire de quelqu’un qui est toujours d’un bord, pis l’autre, je trouve ça beau. Pis après je peux en inventer pis chirer là-dessus en disant : « Lui on dirait qui est assis sur un poteau de laveuse » mettons!
Henri : C’est vrai c’que tu dis à propos de l’inventivité du langage. Il me semble qu’on peut pas y échapper en plus. La première chose que tu fais quand tu grandis, c’est apprendre à nommer le monde qui t’entoure. Et puis après, très vite tu te rends compte que le monde réel déborde celui des mots. L’écrivain Fernando Pessoa souligne ça dans son œuvre; y a trop de phénomènes, et pas assez de mots disait-il. Alors, pour pallier ce manque de mots, le langage a développé le moyen de faire du sens à partir de la sonorité. La langue, c’est plus qu’une façon de parler, c’est une vision du monde et de la vie, c’est une trace de l’histoire singulière d’une personne et de sa communauté d’appartenance.
Pour moi, la « parlure » du conteur Fred Pellerin, c’est comme un voyage dans l’imaginaire vécu à travers les récits de vies des gens ordinaires, les récits de ceux qui ont une vie si banale qu’on croit la connaître sans rien en savoir. L’intérêt ne provient pas seulement des anecdotes qui se racontent, mais des images que fait naître la musicalité particulière de leur expression orale. C’est surtout ça qui m’intéresse quand j’écoute Élias Côté faire son spectacle de contes, la musicalité unique de ses mots, de ses expressions, de ses tournures de phrase.
Marie-Andrée : C’est ce qui fait fleurir la beauté des gens d’ici, la poésie, cette parlure dont tu parles. Dans ma pratique d’écriture, je m’intéresse à capter ce langage du réel, puisque selon moi, c’est la langue même du territoire. Écrire c’est vouloir traduire le monde dans lequel je vis, avec ses paysages, ses animaux, ses humains et surtout, puisque que c’est de l’écriture, son langage. En faisant ça, je vais toucher une certaine vérité particulière du monde et de l’époque dans laquelle je vis. Écrire c’est transcrire un lieu, un moment. Alors ce que je fais se rapproche d’une littérature sociologique et même anthropologique.
Je me promène, je note dans mon cahier ce que j’entends autour ou des fois c’est juste des mots avec lesquels on vit chaque jour : pick-up, sapinage, joual vert, érable à sucre, rivière, tabarnak. Pis après je travaille à partir de là.
La langue s’expatrie, elle évolue en parallèle et grandit à sa façon, comme un enfant qui part de la maison. Dans son ouvrage La langue rapaillée. Combattre l’insécurité linguistique des Québécois, Anne-Marie Beaudoin Bégin, une linguiste vraiment hot, (suivez-là sur Facebook, elle s’appelle L’Insolente linguiste) nous dit tout ça. Je prends la peine d’écrire dans un registre familier, parce que ça fait partie de mon identité. Je pourrais écrire dans un registre soigné et pointu, mais je pense pas que j’aurais autant de plaisir, et puis y aurait quelque chose qui se perdrait dans cette normalisation. Moi ce qui m’intéresse, c’est la couleur singulière que prend l’oralité. C’est plus une richesse qu’une pauvreté, contrairement à ce que disent les gardiens de la rectitude et du bon usage en France.
Henri : Tout à fait. Ce qui fait la richesse d’une langue, qu’elle est vivante, c’est la façon dont elle s’adapte aux changements, qu’elle intègre ses propres inventions qui viennent de l’usage courant. Prends comme exemple le film Pour la suite du monde de Michel Brault et Pierre Perreault. Si on le doublait en français « correct », ça serait ridicule. Plus que ridicule même, le film n’existerait plus. Alexis Tremblay, la « vedette » du film, dont la force de la présence est assurée par le caractère unique de son langage, il disparaîtrait, tout bonnement. Toute son histoire est inscrite dans sa façon de parler. Faut imaginer ça pour arriver à comprendre à quel point l’oralité est plus dense de sens qu’on peut croire, et comment la langue nous raconte au-delà du sens des mots. L’oralité, c’est loin d’être juste un accent.