Il était une fois…

1881

Ces quelques mots possèdent à jamais un pouvoir magique. Le pouvoir de nous embarquer, le temps d’un récit, dans un voyage singulier pour des pays lointains et merveilleux. C’est à travers ces pays de rêve, parfois très drôles, que les conteurs du fjord du Saguenay arrivent à faire passer l’hiver ou à faire oublier la fatigue des travaux journaliers.

Quand cette magie opère, la parole du conteur est capable de nous transformer, de nous enseigner que les épreuves existent, mais que l’on peut les surmonter. Elle peut même nous qualifier pour le bonheur, au même titre que les héros de ces histoires merveilleuses. « Le conteur, lui, est là comme le jongleur dans l’arène du cirque. Mais ses ballons sont des paroles. Et si on l’estime écrivain, il a pour page blanche les visages, les regards, les bouche bée et les silences de ceux et celles qui l’écoutent ».[1]

Cette parole conteuse a une incroyable capacité à nous aider à entrer en contact avec notre potentiel de guérison. Les grands guérisseurs le savent, la parole est une huile bienfaisante qui pénètre aussi sûrement qu’une crème. Elle passe à travers le conteur et touche toute la vie qui écoute.

Trois histoires à prendre en guise de vitamines

Reprendre le flot de la vie

Je me souviens avec bonheur de ces moments durant lesquels mon grand-père racontait ses contes. Nous goûtions intensément ces instants qui nous étaient dédiés exclusivement. Il savait capter notre attention et susciter notre intérêt durant ces soirées magiques où lui et nous semblions avoir le même âge. On s’identifiait au même héros, on tremblait devant les épreuves que Tit-Jean devait surmonter, on faisait nôtre ses succès. On vivait un plaisir partagé et cette parole nous faisait du bien. « Je commencerai par le plus mystérieux : les contes nous font du bien parce qu’ils viennent d’ailleurs. Ils ont parcouru des mondes et traversé des mers, ils ont bondi à travers le miroir de l’ordinaire et débarquent en nous tout couverts de poudre d’astres. Peu importe le nom qu’on donne aux pays des métaphores, l’inconscient, la poésie, l’imaginaire, ces migrateurs extravagants nous secouent et nous font tout un bien. ».[2]

Durant la pandémie, j’ai senti le besoin de retrouver mon cœur d’enfant en renouant avec la lecture des « Menteries drôles et merveilleuses » et des « Contes scatologiques ». Me replonger dans l’univers de la Reine Blanche et de la Lampe Merveilleuse, dans les aventures de Tit-Jean et de Dole, ont été pour moi une expérience des plus salutaires dans ma traversée de cette épreuve sanitaire. Revivre avec ces héros des émotions d’adversité, semblables à celles que l’on vit actuellement, m’ont fait du bien psychologiquement.

En convoquant de vielles terreurs, ces contes ont sollicité mon courage pour que je m’en sorte et que mes dragons se révèlent être des fées.

À la fois divertissants et captivants, ces contes ont nourri mon imaginaire et m’ont permis, entre autres, de sortir de mon quotidien, de m’évader, en mettant en parenthèse mes responsabilités et mes tracas, bref de reprendre le flot de la vie. Ces contes-là ont bichonné mon âme afin qu’elle s’aère du virus.

Se faire du bien en partageant un rêve commun

En rangeant le disque audionumérique dans sa pochette à l’intérieur du recueil « Contes » de Michel Faubert, Bertrand Bergeron, conteur émérite de Saint-Bruno en Lac-Saint-Jean, s’est souvenu d’une très belle histoire.

« Madame Gagnon, de Bégin au Saguenay, cette merveilleuse conteuse dépositaire du répertoire de son père, me racontait que ce dernier, devenu aveugle, avait consacré le reste de son existence à conter, un art qu’il pratiquait naturellement puisqu’il en avait été gratifié à sa naissance. Sa réputation dépassait largement l’étroit cercle familial et s’était répandue dans tout le canton au point qu’on venait, des villages avoisinants, l’emprunter, ainsi disait-elle, certaines fins de semaine pour qu’il se produise lors d’occasions spéciales. Car telle est la fonction sociale du conteur, son utilité première et vitale. Il ne s’emploie pas à hisser des tranches de vie à la hauteur d’œuvres d’art puisque son grand œuvre consiste à créer de la vie, à la faire émerger là où elle n’est pas, à l’entretenir par son rappel quand elle vacille. Quand la parole souveraine du conte est proférée haut et fort par un locuteur qui la sert avec dignité, il n’est pas exagéré d’affirmer qu’elle possède des pouvoirs thérapeutiques : elle nous lave des poussières et des scories que le quotidien, avec son lot de servitudes et de nécessités contrariantes, dépose sur nos existences, elle nous restaure, nous rénove, nous refonde, nous refait un moral suffisamment trempé pour reprendre et supporter à nouveau le fardeau des travaux et des jours. S’oublier soi-même, prendre congé de soi, ajourner les décrets du destin, aérer son esprit, refaire le plein d’énergie, déployer les ailes de son imagination pour ne pas qu’elles s’atrophient, rêver qu’ailleurs peut se vivre ici et maintenant, et quoi encore ». [3]

Guérir l’âme et la communauté

Donald Deschênes, folkloriste et conteur de la Gaspésie, nous livre ici une confidence très touchante sur un nouvel usage du conte avec des personnes gravement malades. « Depuis la retraite, je suis devenu bénévole pour la Maison Michel Sarrazin, destinée aux soins palliatifs pour cancéreux. Il y a là un bûcheron, un homme d’une quarantaine d’années qui a le cancer du palais, les deux yeux cautérisés, plus de nez. Pour ceux qui fument encore, je peux vous dire que le cancer du palais, ce n’est pas beau à voir. Tout le monde en avait peur. La femme médecin qui était là me dit : « Va donc le voir ». J’arrive et je lui dis : « Vous êtes bûcheron ? – Oui, monsieur. » J’ai dit : « J’ai déjà vu des photographies de grands traîneaux chargés de billots qui dépassaient les arbres, tirés par deux chevaux. Comment faisiez-vous ? » Là, il faut reprendre la parole de Pierre Perreault : il m’a pris la parole puis il l’a gardée pendant trois heures. Pendant ces trois heures, cet homme qui souffrait n’a pas pris une pause. Ses douleurs étaient supprimées. À la fin, il m’a donné la main et il a dit : « C’est le plus bel après-midi de ma vie ! » Il est mort le lendemain. Voyez-vous? La parole l’avait guéri pendant quelque temps. Ce que les conteurs faisaient, ils guérissaient leur communauté, ils apportaient la parole. Ce n’est pas mort, ça continue. Il s’agit pour nous autres de la reprendre la parole, de la porter ».[4]


[1] Henri Gougaud, 1994

[2] Interview de Patrick Fischmann par Bertrand Audouy, paru dans Mythologie Magazine. Hors-série numéro 25.

[3] Faubert, Michel. Contes. Montréal, Planète rebelle, 2016, Bertrand Bergeron, Rabaska.

[4] Les voies/les voix de la tradition : faire du neuf avec du vieux, 2003, Donald Deschênes, Rabaska.