Cet hiver, suite à une courte formation au captivant Musée de la Mémoire Vivante, à St-Jean-Port-Joli, le Parc national du Fjord-du-Saguenay m’a donné le mandat de réaliser une enquête ethnologique à Rivière-Éternité. Un des objectifs du projet était de rédiger un document portant sur l’histoire de la baie Éternité au moyen de témoignages récoltés auprès des Éternitois. Plusieurs ont accepté de m’accueillir chez eux, de s’ouvrir à moi et de partager leur mémoire.
Ainsi, les aînés m’ont raconté le travail acharné de leurs parents, les premiers arrivants au « Canton Hébert », qui ont tout fait de leurs propres mains pour s’établir malgré les difficultés. À travers leurs récits j’ai découvert avec amusement des mots qu’on n’utilise plus, des méthodes oubliées, des réalités différentes.
On m’a parlé de la vie sur les chantiers, des moulins à scie et du travail des bûcherons avec leur godendard, leur sciotte et leurs chevaux. On m’a expliqué le travail des « guedis » qui réparaient les chemins, ou celui des draveurs d’avant la colonisation sur la rivière Éternité. On faisait des « rafts » de bois et des « bômes » retenaient les arbres coupés dans l’eau.
Un « bœuf », formé de madriers sur lesquels s’enroulaient des chaînes, servait à monter le bois sur les goélettes qui repartaient chargées à bloc sur le Saguenay, au fil des marées. La « cookerie » était le royaume de la cuisinière des chantiers où l’on acheminait les vivres au moyen de « barlots » et de « bacagnoles ». Il y avait aussi le labeur constant des agriculteurs qui faisaient des « bonnes femmes » avec l’avoine ou des « bizeaux » puis des « vailloches » avec le foin fauché! Les femmes me racontaient quant à elles leur engagement pour le village malgré la multitude de tâches domestiques à accomplir quotidiennement.
L’histoire se dévoilait donc comme ça, encore vivante, et je l’absorbais comme une éponge en partageant avec ces témoins éclats de rire ou pincements au cœur!
On m’a décrit avec émotions le paysage sonore de l’époque qui se caractérisait par le silence des soirées, le cri des sirènes de bateaux entendu depuis le cœur du village ou le chant de l’abondante faune ailée dans la baie. Avec nostalgie on m’a raconté le plaisir de partir pêcher muni d’une simple perche de roseau dans la rivière, dans le « bras de Benouche », à « la mer » (la baie Éternité) ou dans certains lacs dont les noms ne figurent même plus sur les cartes!
À les écouter parler, simplement assis à table, une intimité et une complicité s’installaient entre nous naturellement au fil de la rencontre. Sur leur visage je pouvais lire la joie ou la tristesse, le bonheur, la fierté ou la déception, tous ravivés par les souvenirs racontés.
Cette expérience m’est entrée dans le cœur en même temps que je perdais mon père.
D’un hasard bien placé, je réalisais que ce qui me touchait aussi dans ce projet c’est que d’aussi loin que la mémoire me porte, j’avais vécu la même chose avec mon père! Il me racontait aussi une histoire le soir pour m’endormir. Mais pas n’importe quelle histoire, non : un souvenir justement de son enfance passée sur la ferme familiale, en Estrie. Je le revois encore assis à mes côtés, les yeux fermés, se frotter le front avec sa grosse main douce, comme pour réveiller sa mémoire. Et puis il commençait. Je connaissais plusieurs de ses anecdotes par cœur, mais j’écoutais en restant attentive à l’émotion qu’il vivait en se les remémorant. Il y avait dans ces moments précieux tout ce qu’il fallait pour nourrir mon âme.
Et je l’ai retrouvée cette nourriture avec les gens de Rivière-Éternité! Il me semble que ça me manquait. Et pendant qu’un pont se construisait entre nous, autrefois inconnus, et entre nos générations, je me transportais à une autre époque, dans une autre vie ! Les anciens de Rivière-Éternité ont été, l’espace d’un moment, ma machine à voyager dans le temps et je leur en suis éternellement reconnaissante.
Pendant ces rencontres chaleureuses, je voyais aussi grandir en moi le sentiment que les jeunes et les aînés ne se côtoient pas assez alors qu’il y a tant à aller chercher des uns et des autres. La transmission de l’histoire vivante par la chaleur d’un récit vécu apporte des apprentissages tellement féconds! Il est impératif que nous prenions tous le temps de nous côtoyer davantage, jeunes et aînés, natifs et nouveaux arrivants, pour que se transmette la mémoire vivante du Bas-Saguenay!