Si j’étais une rivière

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La chute de la montagne blanche au printemps. Crédits photos : Cécile Hauchecorne

En cette période de crue printanière, ma copine m’a convaincu d’écrire un texte pour le Trait d’Union. Cela tombe à point, puisque pour moi, l’eau est à la fois le trait d’union et le lien le plus précieux entre nous et le territoire. Récemment, un riverain m’a dit qu’il appelait la période actuelle la « crue des feuilles ». Il établissait une distinction entre la crue au départ des glaces, puis celle plus tardive, liée à la fonte des lacs dans le Parc des Laurentides. Entre nous deux, le torrent d’eau s’écoulait à pleine force au centre d’une forêt d’un vert éclatant. C’était la crue des feuilles, et le roulis des vagues sur le lit de la rivière nous envoyait des embruns. Nous nous abreuvâmes à ce mélodieux silence qui suivit.

Pour m’expliquer, normalement, dans la vie, je suis géomorphologue : en cartographiant les modelés du relief et la nature des sols, je suis mieux à même de caractériser les risques naturels comme les inondations et les glissements de terrain. C’est un travail utile pour les municipalités et les gestionnaires du territoire. Je me promène régulièrement sur le lit des rivières en chaussant des bottes de pêcheurs, des instruments scientifiques plein les mains. Pour moi, l’eau modèle le relief de nos villages, elle creuse des vallées dans l’arrière-pays de nos montagnes, elle charrie du gravier d’une fosse à saumons à une autre, et le dépose dans les embouchures de la grande rivière Saguenay, pour former des plages, à notre plus grand plaisir. Mon travail est de dessiner des cartes et de mettre des chiffres sur cette poésie que l’eau nous offre.

Or, depuis cette année, j’ai entamé une maîtrise à l’UQAC, où je m’intéresse aux liens entre les collectivités et leurs rivières. Mon but autoproclamé : améliorer les liens entre nos communautés et nos rivières, à l’aide d’ateliers d’échanges de connaissances, de cartographie et de participation citoyenne dans la gestion de nos cours d’eau. Ces rencontres citoyennes me permettent de prioriser les mesures de protection et de restauration pour nos cours d’eau. D’où ce moment où j’ai pu récolter les propos d’une personne qui a mis le doigt sur la « crue des feuilles ». Je mêle l’humain et les sédiments dans un mémoire de recherche.

Au fil des derniers mois, des centaines de riverains, de pêcheurs et de jeunes du primaire et du secondaire ont partagé avec moi leur relation aux rivières. En tant que porteur de cette pensée collective à propos de l’eau, j’ai réalisé que les lacs et les rivières ne sont pas des attributs du monde naturel, extérieur à nous, mais une partie intégrale de notre identité individuelle et collective.

C’est-à-dire que depuis un certain temps, j’ai l’intuition que nous faisons partie d’une socio-rivière. Celle-ci comprend l’ensemble des liens entre nous et les rivières : l’amour du pêcheur qui accomplit le lancer parfait pour faire atterrir sa mouche sous les yeux du saumon, le travail acharné du bûcheron qui scie des arbres à l’aide de son moulin à eau depuis cinq générations, le tremblement du riverain face à la crue printanière, la contemplation d’un amateur de nature envers le canard qui décolle au-dessus des remous, et la fierté de l’ouvrier qui rentre le dernier rivet sur un nouveau pont. Comme le disait si justement un homme lors d’une rencontre de citoyens la semaine dernière, « la rivière fait partie de nous autres ».  En effet, les rivières construisent des ponts entre nous tous, et la rivière coule à travers notre identité collective.

Dans le cadre de ce texte, j’aimerais simplement partager un fragment de mon identité individuelle avec l’eau, dans l’espoir d’éveiller le même sentiment d’admiration chez d’autres. Après tout, nous sommes tous un brin de courant d’une socio-rivière qui nous emporte. Le temps est une rivière qui ne recule pas.

Deux personnes ont particulièrement marqué mon rapport avec l’eau : mon père, et son père à lui. D’aussi loin que je me rappelle, mon grand-père m’amenait à la pêche. Il me contait l’ampleur de sa vie, celle d’un bucheron et d’un draveur. Ses mains caleuses et grugées par le temps accolées sur le moteur deux forces de sa chaloupe, il se mettait à parler d’une voix rauque, qui n’a pas connu les facilités de notre jeunesse. L’hiver, au fond du bois, lorsque les billots s’emboitaient l’un dans l’autre et refusaient de descendre les sections les plus étroites de la rivière, il allait placer des bâtons de dynamite au pied des embâcles pour les dégager. Les détonations retentissaient, puis mon grand-père éclatait d’un rire vainqueur en observant les centaines – ou les milliers – de troncs d’arbres descendre les eaux. Le contremaitre était content. Malgré ses histoires hors de l’ordinaire, et la distance entre lui et moi-même qui essaie aujourd’hui de protéger nos rivières, j’ai toujours cru que mon grand-père était au fond de lui un homme sensible : par moment, nous nous arrêtions dans une baie tranquille, et les lignes restaient dans la chaloupe. Il nous fallait un moment pour contempler l’éternité des roches et la sérénité de l’épinette autour de nous.

Mon père lui, quand j’étais jeune, était une rivière en crue. Lorsque nous allions à la pêche ensemble, son tempérament était tumultueux, à l’instar des flots qui déboulent sur les roches d’une rivière pentue. Sa manière de manier le couteau pour éventrer les poissons ne laissait planer aucun doute sur son expérience. Il venait pour récolter un « quota », et non pour contempler les lieux. Il était à l’image des nuages noirs qui planent sur les montagnes, et des vagues qui peuvent lever à l’improviste. Néanmoins, j’ai le souvenir de moments de grâce dans la chaloupe, alors que la pluie s’abattait sur nos têtes, à une distance d’un lancer de la rive. D’aussi loin que je puisse me rappeler, nous remercions la truite mouchetée de nous offrir une si bonne chair au sortir de l’hiver.

Les rivières et les lacs font partie de nous. Nous sommes le résultat d’une friction entre la pensée et le paysage. Pour le Mois de l’eau, je nous souhaite de prendre soin de notre relation avec l’environnement qui nous supporte! Au plaisir de vous croiser les pieds dans l’eau!