Il y a mille manières de comprendre l’expression » se réapproprier notre santé ». Une des façons de la lire, c’est de se dire que depuis quelques siècles, nous avons collectivement transféré notre compétence à prendre soin de nous et à nous soigner à quelques personnes, qui détiennent les connaissances générales et techniques.
Nous nous sommes peu à peu départi-es des compétences pour lire nos corps, ou poser nos diagnostics, ce qui nous rend intimement dépendants des systèmes de santé publics et privés, qui peuvent être dispendieux pour certains ménages, qui peuvent être surchargés, ou qui peuvent être difficiles à rejoindre. De la même façon, les molécules que nous ingérons pour nous soigner proviennent d’usines pharmaceutiques et plus du jardin. Peu à peu, la médecine conventionnelle s’est imposée comme modèle dominant du soin. On a d’ailleurs l’habitude d’opposer « médecine conventionnelle » et « médecine traditionnelle », sans qu’il soit question ici d’établir la supériorité d’une technique par rapport à l’autre.
La médecine moderne a permis un allongement significatif de l’espérance de vie et le recul de nombreuses maladies mortelles, principalement en Occident. C’est la médecine à laquelle nous avons affaire en Amérique du Nord, et c’est également celle à qui on accorde du crédit. De l’autre côté de cette fausse frontière, nous avons les médecines dites « alternatives » (et elles sont « alternatives » parce qu’elle ne sont pas « conventionnelles« ), expression qui rassemble des pratiques aussi nombreuses que variées.
L’objectif ici n’est pas non plus de faire une revue des différentes pratiques de soin, alternatives et conventionnelles, ni d’en évaluer l’efficacité en fonction de la façon ou par qui elles sont réalisées. Plutôt de comprendre ce que les pratiques « alternatives » de soin peuvent apporter dans le processus de réappropriation collective de notre santé.
Pour Camille Teste, professeure de yoga en France, et autrice de l’essai Politiser le bien-être, il ne fait aucun doute que nous avons besoin de la présence de ces soins alternatifs dans nos vies, particulièrement dans le contexte actuel d’économie globalisée et de crise environnementale.
Nous l’entendons tous∙tes et presque chaque jour : la planète subit un système de production qui génère gaz à effet de serre et pollutions, qui détruit les habitats et les écosystèmes naturels, jusqu’à mettre en danger notre survie et celle du monde tel que nous le connaissons. Nous pouvons ainsi tous∙tes être sujets à l’éco-anxiété, cette angoisse paralysante qui survient quand nous prenons conscience de l’état du monde, de notre participation active à ce système et l’apparente impossibilité d’en sortir. Cette peur existentielle s’accompagne de tous les petits combats ordinaires de la vie : travailler, parfois loin, parfois dans des conditions difficiles ou stressantes, s’occuper de sa famille, de sa carrière, faire l’épicerie en pleine inflation, etc., et elle s’ajoute aux injonctions quotidiennes : sois créatif∙ve, garde la face, sois positif∙ve, sois en forme, sois tonique, musclé∙e, mince, cultivé∙e…
Face à cette surstimulation omniprésente, à cette accélération permanente de la société, nos corps sont fatigués et trop souvent oubliés. Le domaine du « bien-être »* apparaît ainsi comme un outil de lutte. Si nous sommes épuisé∙es, comment avoir le temps et l’énergie de nous interroger sur ce que nous voulons comme société, sur ce que nous voulons produire, et comment nous voulons le faire ? Ralentir, prendre le temps de sentir notre corps, de réapprendre à le lire, de comprendre ce qui nous fait du bien. Se reposer, respirer, se recentrer, pour retrouver notre pouvoir d’action et de l’énergie pour nos relations sociales.
Camille Teste relève aussi des éléments qui peuvent dévier les pratiques de bien-être de leur objectif. Cette mise en perspective, argumentée et sourcée, nous permet de considérer la mesure des enjeux liés à ce domaine, et nous permet de prendre de la distance vis-à-vis de nos propres pratiques et de nos croyances individuelles.
La médecine alternative, c’est un marché. Cela permet de comprendre pourquoi on peut sentir un « effet de mode », pourquoi, dans la plupart des cas, l’accès aux soins alternatifs coûte cher, ou encore pourquoi on peut redouter le charlatanisme. La santé physique, émotionnelle et mentale de la population rapporte, et beaucoup ! Le « bien-être » est le domaine avec la croissance économique la plus importante ces dernières années.
Si la médecine alternative est un marché, cela veut dire que l’on va chercher à nous faire consommer. Comme pour un paquet de gâteaux, le marketing travaille à savoir ce qui nous fera acheter des produits, des programmes ou des pratiques, censés nous apporter équilibre et bonheur. Or, si l’équilibre et le bonheur sont atteignables, nous devenons responsables de notre bonheur individuel, et donc de notre échec à l’être.
Et si nous sommes individuellement responsables, alors nous cherchons à en faire plus, rallongeant ainsi notre to-do-list quotidienne déjà saturée. Ces activités censées nous apporter équilibre et détente peuvent devenir des sources alimentant notre charge mentale.
S’il pouvait bénéficier à tout le monde d’intégrer au quotidien des disciplines relaxantes et du mouvement, les espaces de pratiques ne sont pas exempts de rapports de domination excluant les personnes défavorisées, non-blanches, non-valides, non-jeunes ou non-minces par exemple. Les personnes qui ne rentrent pas dans le moule sont écartées.
Pour Camille Teste, le travail pour une société plus égalitaire et la réappropriation de notre santé doit se faire avec tout le monde, à travers des pratiques qui émancipent, qui nous libèrent et qui nous relient, à nos communautés et à nos territoires. Politiser le bien-être, c’est redonner un nouveau souffle à ces pratiques alternatives, parce qu’elles nous font du bien, nous rendent autonomes et permettent de tisser de nouveaux liens.
* expression qui désigne, de la même manière que « médecine alternative », un ensemble de pratiques disparates, qui visent à nous procurer un équilibre mental, physique et émotionnel, en lien ou non avec une recherche spirituelle.
« Le « bien-être » : danger ou solution ? » Entretien avec Camille Teste
Politiser le bien-être (2023). Teste, Camille. Editions Binge Audio.